Nous lisons aujourd’hui tout et son contraire sur l’E85, ce carburant composé jusqu’à 85 % d’éthanol. Pour avoir un avis un peu plus détaillé sur la question, nous avons questionné plusieurs ingénieurs de l’industrie auto, et un constructeur. Le bilan est, au final, globalement prévisible.
Nous avons régulièrement ce genre de commentaire sur l’éthanol dans nos publications : « je roule à l’E85 sans modification depuis toujours, et aucun problème après des dizaines de milliers de kilomètres« . Le problème, c’est que les expériences personnelles n’ont aucune valeur scientifique. Comme nous le répondons à chaque fois : ce n’est pas parce qu’un fumeur ne développe aucun cancer que le tabac n’est pas nocif pour la santé.
Mais comme nous n’avons pas assez de recul sur la chose, et que nous ne sommes pas des spécialistes en chimie, en dynamique des fluides ou en ingénierie mécanique, nous avons préféré laisser la parole à des connaisseurs. Les voici :
- Florian N. : ingénieur calibration moteur dans une entreprise allemande. (expérience chez PSA).
- Benoit : ingénieur motoriste, ayant travaillé dans la mise au point des diesels, et maintenant sur les hybrides. (expérience chez alliance Renault-Nissan).
- Guillaume : travaille dans la mise au point des échappements et des systèmes de dépollution (catalyseur, FAP…). Site officiel.
- Florian G. : ingénieur en mécanique, connaissance dans la dynamique des fluides (huiles moteur…).
Nous précisons d’entrée que ces intervenants n’ont rien à gagner à parler positivement ou négativement de l’éthanol. Ils n’ont pas été rémunérés et ont simplement pris de leur temps libre pour répondre à nos questions, dans un souci d’impartialité. Vous le verrez dans la suite de cet article, nous avons également interrogé Ford, qui était une des seules marques à encore proposer un vrai véhicule Flexfuel en France. Mais pour avoir plusieurs sons de cloches, il était, selon nous, important de tendre le micro à des personnes tels que les ingénieurs cités ci-dessus.
Notre but n’est pas de prétendre à diffuser la parole d’évangile. Nous avions simplement en tête de tenter de dresser des « tendances » en fonction des informations que nous avons pu glaner. Ce dossier est donc à lire avec un certain recul scientifique.
Boîtiers, reprogrammation…
Un boîtier qui permet d’être homologué
Nos questionnaires montrent une vraie tendance parmi les affirmations de nos intervenants : le boîtier est la solution la moins fiable, la moins pointue et la moins bonne. Non pas que certains boîtiers soient inefficaces, mais ils n’ont pas la précision d’une (bonne, c’est important) reprogrammation. Et encore moins la fiabilité et la justesse d’un véhicule pensé à l’origine pour fonctionner à l’éthanol.
Les boîtiers ont malgré tout un avantage sur une reprogrammation indépendante : ils sont depuis peu (pas tous, seulement certaines marques : Borel, FlexFuel, Biomotors et ARM Engineering) homologués au niveau européen. Ce qui permet notamment d’être en règle, et de refaire une carte grise en bonne et due forme. D’ailleurs, une fois le boîtier homologué installé, la nouvelle carte grise est… gratuite (sauf dans les régions Centre-Val de Loire où elle est payante et Bretagne où elle est à moitié prix). Bon à savoir.
La reprogrammation plus aboutie, mais non homologuée
« La reprogrammation (si bien réalisée) va, elle, remplacer les cartographies d’origine constructeur par des réglages adaptés (sur avance à l’allumage, sur les temps d’injection, sur les sécurisations environnementales, altitude, chaud, froid etc..)« , précise l’un des ingénieurs interrogés. Et l’inspiration peut venir… d’Amérique du Sud. Vous n’êtes en effet pas sans savoir que l’éthanol est largement répandu, notamment au Brésil, sur des voitures parfois aussi vendues en Europe. Du coup, certains professionnels paramètrent les boîtiers en fonction des réglages du modèle Flexfuel brésilien et les adaptent au modèle européen : « certaines boîtes de reprogrammation (souvent les plus réputées) récupèrent les réglages E85 du constructeur pour le type de moteur en question vendu en Amérique latine, par exemple, et l’implante dans le calculateur. Le travail est rapide pour eux mais le résultat est, lui, (plus) optimal« .
Vous l’aurez compris, à choisir, il vaut mieux partir sur une bonne reprogrammation. Mais là encore, tous les professionnels ne se valent pas ! Bien des variables jouent sur la qualité de leur travail : leur expérience (nombre de véhicules traités, qui permettent d’avoir du recul), savoir-faire de l’ingénieur, accès aux paramètres complets du véhicule…
Tous les modèles vraiment compatibles ?
A entendre les spécialistes de l’éthanol et du boîtier de reprogrammation, tous les véhicules sont potentiellement capables d’être convertis. Mais il y a certaines familles de moteur qui sont plus compliquées que d’autres. A commencer par certains blocs à injection directe, dont les Puretech PSA, comme nous le confie Guillaume. Cela ne veut pas dire qu’il est impossible de les faire boire de l’éthanol, mais simplement que le boîtier paraît clairement insuffisant, et la reprogrammation plus complexe. Avec, en outre, des résultats très mitigés (en terme de stabilité et de fiabilité) d’après ce que l’on a pu constater.
A l’inverse, les blocs à injection indirectes semblent poser moins de problèmes. Pour connaître le type d’injection de votre véhicule, il faut faire quelques recherches sur votre ami Google en fonction de votre moteur. Mais sachez que si vous êtes sur un véhicule européen Euro 6, vous avez quasiment 100 % de chances d’être sur une injection directe.
Qu’il soit suralimenté, ou pas, ne change pas grand-chose dans le résultat potentiel et la longévité de votre moteur tournant à l’E85. Il ressort finalement que chaque cas est particulier, et que certains moteurs demandent une vraie reprogrammation bien réalisée plutôt qu’un simple boîtier.
Fiabilité et E85
C’est la question sensible de l’éthanol. Et tout le monde y va de sa petite expérience personnelle, ou de ce qu’il a pu constater dans son entourage. Autant vous dire une chose : pour avoir un vrai avis sur la fiabilité des moteurs en E85, il faudrait ouvrir des (centaines de) milliers de blocs pour faire une vraie étude statistique. Sans ça, pas d’avis qui vaille.
Le notre ne sera donc pas forcément plus valable, mais nous nous sommes malgré tout basés sur des vérités scientifiques et chimiques incontestables. Et la première, c’est que l’éthanol est hydrophile : il « aime » l’eau et attire les molécules d’H2O dans le réservoir. Avec le risque, notamment, d’avoir une séparation des carburants : une couche avec le sans-plomb, et une couche, au fond du réservoir, avec l’éthanol mélangé à l’eau. Ceci n’arrive toutefois que dans le cadre d’un stockage prolongé d’un véhicule avec un plein d’éthanol et d’essence. Et dans ce cas, l’injection peut « pomper » de l’éthanol mélangé à l’eau pour l’envoyer dans le moteur. Avec les conséquences que cela implique.
Et puis il y a les propriétés chimique de l’éthanol, qui altère certains matériaux. Les durites, certains joints et les sièges de soupapes sont les victimes : « l’éthanol étant corrosif, cela peut dissoudre la « crasse » mais aussi attaquer toutes les pièces en plastique ou acier sensibles (durites, sièges de soupape, catalyseur etc). Et vu que sur un véhicule fortement kilométré, ces pièces tendent à être fragiles si elles n’ont pas été remplacées récemment, on peut craindre des pannes ».
Vais-je toutefois casser mon moteur si je tourne à l’éthanol sans boîtier, ni reprogrammation, ni aucune modification ? Non, pas forcément. Aurez-vous une usure prématurée de certaines pièces ? Oui, très certainement, mais vous ne vous en rendrez peut-être jamais compte, à moins de garder l’auto sur le long terme.
Les pièces spécifiques
Contrairement à ce qu’affirment certains bricoleurs, ce n’est pas pour rien si les constructeurs produisent des moteurs spécifiques pour tourner à l’E85 en Amérique du Sud. Donc, non, une bonne fois pour toutes : les moteurs Flexfuel vendus dans cette partie du globe sont DIFFERENTS de ceux que l’on a en Europe, même si, sur le papier, les fiches techniques disent le contraire ! Certaines pièces sont évidemment spécifiques à un moteur Flexfuel. Par exemple, au Brésil, bon nombre de véhicules Flexfuel disposent d’un petit réservoir spécifique additionnel contenant du sans-plomb servant lors des démarrages à froid lorsque les températures sont basses.
Sièges de soupapes, injecteurs, pompe à carburant, circuit de carburant, voilà des exemples de spécificités. « Le reprogrammateur augmente le débit d’injection pour l’éthanol (le PCI – Pouvoir calorifique inférieur – de l’éthanol étant plus faible que celui de l’essence, pour la même quantité d’énergie libérée, il faut injecter plus d’éthanol)« , nous rappelle très justement un des ingénieurs interrogés. D’où le fait qu’un véhicule tournant à l’éthanol consomme plus (entre 20 et 30 % en moyenne). Et pour injecter ce surplus important, il faut des « organes » (injecteurs, pompe…) adaptés !
« Le changement d’injecteurs est surtout nécessaire en raison de l’augmentation du volume de carburant à injecter. En effet les injecteurs sont dimensionnés pour un débit maximum donné par les caractéristiques du moteur (cylindrée, régime moteur et pression d’alimentation), du carburant (indice d’octane et coefficient stœchiométrique) et des facteurs extérieurs (température, pression atmosphérique, coefficient de sécurité) [liste non exhaustive]. Ce dimensionnement permet de choisir ou de faire fabrique un injecteur au plus juste des besoins pour la simple et bonne raison que plus l’injecteur est « gros » plus il coûte cher, et le prix c’est le nerf de la guerre dans l’industrie ! Les constructeurs ne vont pas surdimensionner leurs injecteurs pour accepter les 30% de débit en plus que demande l’E85 …« , précise Florian G.
Le risque avec des injecteurs sous-dimensionnés, entre autre, est de tourner un peu « pauvre », et à haut régime, d’augmenter le potentiel de surchauffe. Et sur certaines autos, les marges proposées par les injecteurs d’origine sont trop faibles pour pouvoir « augmenter » l’injection suffisamment afin d’avoir un mélange air/carburant correct par la reprogrammation. Dans ce cas, il vaut mieux remplacer les injecteurs, à minima…
Autres particularités ?
Nous avons demandé s’il y avait des contraintes particulières pour les moteurs tournants à l’E85, notamment côté « conducteur ». Les avis sont globalement unanimes : pas besoin d’huile moteur, bougie spécifiques ou conduite particulière à adopter. En revanche, les hauts régimes avec des pleins uniquement faits à l’E85 peuvent être à proscrire pour les raisons citées plus haut (mélange trop « pauvre », surchauffe…).
Ford et le Kuga Flexfuel
Ford a été le seul constructeur en France à vendre un vrai véhicule Flexfuel l’an dernier. Le Kuga Flexifuel n’est plus au catalogue, mais il devrait revenir prochainement avec la nouvelle génération du SUV. Ford est parti du quatre cylindres 1.5 Ecoboost, transformé pour l’occasion afin de brûler de l’éthanol sans risque sur le long terme.
« Les modifications techniques sont assez légères et concernent principalement le circuit d’alimentation (pompe à carburant et injecteurs qui doivent pouvoir gérer des quantités de carburant plus variables) et de combustion (avance à l’allumage permettant de tirer bénéfice d’un indice d’octane supérieur en SuperEthanol-E85)« , commente le directeur des relations publiques de Ford, Fabrice Devanlay. En revanche, point de changement côté durites et réservoir, qui seraient déjà compatibles E85 d’origine sur le Kuga Ecoboost. Côté entretien, aucune différence entre un Ecoboost classique et un Kuga Flexifuel, nous annonce Ford.
Ford n’a pas répondu à notre question sur le montant de l’investissement pour un constructeur sur le projet de la transformation d’un moteur en Flexfuel, mais en comptant les étapes d’ingénierie, les changements mineurs en production et l’homologation (oui, il faut réhomologuer l’auto comme si c’était un tout nouveau modèle), il ne semble pas aberrant de parier sur plusieurs millions d’euros, comme nous l’a confié un des ingénieurs interrogés ayant travaillé pour un grand constructeur.
Pour l’instant, Ford ne confirme pas de nouveauté Flexfuel, mais la marque « travaille à développer des moteurs Flexfuel sur d’autres modèles que le Kuga, et, possiblement, sur des version mHEV en hybridation légère« . En revanche, nous avons demandé s’il y avait une éventuelle Ford Performance (Mustang, ST/RS, Raptor…) Flexfuel dans les cartons : ce n’est pas au programme. Dommage. Ceux qui espéraient pouvoir faire leur plein de Mustang à 30 ou 40 € devront faire autrement.
L’E85 offre quelques avantages
Le moteur Flexfuel présente toutefois un (petit) avantage sur son homologue essence : grâce à un petit changement dans la législation, il peut désormais être homologué en fonctionnant à l’E85. En clair, un constructeur comme Ford n’est plus obligé de mettre du sans-plomb dans le réservoir d’un modèle Flexfuel pour l’homologuer. Pourquoi un avantage ? Parce qu’en tournant à l’E85, les rejets de CO2 sur la fiche technique sont légèrement inférieurs : 154 g/km en E85 pour le Kuga Flexifuel, contre 156 g/km pour ce même Kuga avec de l’E10 dans le réservoir.
Et comme nous le rappelle Fabrice Devanlay, ces deux grammes n’ont l’air de rien, mais ramené à des milliers de ventes, cela compte dans le calcul de la moyenne de CO2 d’une marque, qui devra payer de fortes amendes en Europe si elle ne respecte pas la limite imposée par les autorités. Ces chiffres de CO2 peuvent paraître alarmants d’un point de vue malus, mais il faut aussi rappeler que ces véhicules bénéficient d’un abattement fiscal de 40 % en France. En clair, le Kuga Flexifuel passe à 94 g/km, et échappe à tout malus en boîte manuelle. Ajoutez à cela la gratuité (sauf dans de rares régions) de la carte grise, et vous comprenez vite l’engouement des clients pour la version Flexifuel du Kuga II lors de sa (courte) commercialisation.
Pour ceux qui ne le savent pas, citons également les rejets de CO2 plus faibles de l’éthanol (sur le cycle total du carburant, du puis à la roue), mais aussi la forte réduction des particules fines, et, évidemment, le prix du carburant…